L’Organisation Scientifique du Travail prolétarise le salarié en le précarisant et en le déqualifiant. Ces deux logiques à l’œuvre dans l’éducation nationale sont telles Janus, les deux faces indissociables du même taylorisme en marche dans la profession enseignante.

Au fil des années, le pouvoir d’achat des enseignants se dégrade, actant d’une véritable précarisation des professeurs des écoles. Ce phénomène rend le travailleur plus fragile et par ricochet d’avantage docile aux réformes managériales. A celui-ci se rajoute un autre phénomène que nous nommerons avec Friedmann la déqualification, et qui consiste à déposséder le travailleur du sens de sa tâche en l’éloignant des lieux où elle est élaborée. Déqualification et précarisation sont au cœur des logiques de l’OSTE. Se soutenant mutuellement, ces deux phénomènes sociaux s’inscrivent dans le projet taylorien appliqué aujourd’hui par Jean-Michel Blanquer.
La lente précarisation des professeurs des écoles
Baisse du salaire, gel point d’indice, avancement ralenti … de nombreux indicateurs valident l’idée d’une descente des professeurs des écoles dans les échelles sociales, et ce malgré la promesse de 1989 ou les espérances liées à la masterisation. Un ouvrage paru ce mois-ci et déjà largement commenté, celui de Bernard Schwengler « salaire des enseignants, la chute »[1] propose un titre évocateur sur le sujet. Il détaille avec densité ce que les tracts syndicaux mettent en avant depuis des années : le salaire des enseignants dégringole, de 20% en moins de 40 ans. Avec au final des professeurs des écoles en France qui ont un salaire 20 à 30 % moins important que ceux des pays comparables, devant attendre 20 ans de carrière pour toucher 2 fois le SMIC.
A cela se rajoute l’usage de plus en plus fréquent aux contractuels pour palier les suppressions de postes cumulées ces dernières années. Ce qui était autrefois une exception devient la règle dans de nombreux départements, comme par exemple dans les Bouches du Rhône où cette année 176 professeurs des écoles ont été recrutés en novembre sur des contrats précaires. L’OSTE, en découpant le métier en compétences et en transformant les savoirs d’expériences en bonnes pratiques recensées dans des protocoles, favorise le remplacement de professionnels formés par des salariés plus flexibles. Au-delà de la rentabilité économique de l’opération, ces travailleurs précaires seront à leur tour d’avantage susceptibles de se soumettre à une organisation très normée de leur travail.
Les enseignants ainsi précarisés, lassés d’entendre à la télévision les annonces creuses d’une possible revalorisation salariale, portent tous leurs espoirs d’améliorer leur pouvoir d’achat dans l’obtention hypothétique d’une prime. Les théoriciens de l’OSTE imaginent alors la mise en place d’un système de rémunérations variables accordées à ceux qui la méritent. Ce n’est pas pour rien si nous retrouvons dans les conclusions du Grenelle cette idée de prime qu’il nous faut considérer comme un outil pour inciter les enseignants à modifier leurs pratiques au regard des attendus du ministère.
A ces diminutions du pouvoir d’achat se rajoutent des conditions de travail dégradées, une mobilité réduite ou soumise à l’avènement des « postes à profils » et tout un cortège d’autres mesures qui nous permettent d’avancer que les professeurs des écoles subissent une véritable précarisation. Celle-ci n’est pas uniquement la conséquence des politiques d’inspirations tayloriennes, c’est aussi un levier pour mieux organiser scientifiquement le travail. Il en va de même de la déqualification progressive des enseignants qui va les rendre plus facilement interchangeables, notamment avec des contrats précaires, par le fait même de la spécification de la tâche. Nous sommes dans une boucle infernale.
La violente déqualification des professeurs des écoles
La baisse du pouvoir d’achat représente une partie de la prolétarisation en cours de la profession enseignante. Elle en est certes la partie la plus visible, la plus objectivable, mais elle masque un autre aspect du processus de prolétarisation qu’il convient de se donner les moyens de comprendre. Pour Marx, la prolétarisation est à rebours de l’émancipation et elle se définit en contre de la bourgeoisie. Ce qui structure la prolétarisation, c’est la question de savoir qui a le pouvoir sur travail. Dans un rapport conflictuel, il y a celui qui définit le travail et celui qui l’exécute. Pour assoir son pouvoir sur le travail, il ne suffit pas d’appauvrir financièrement celui qui exécute la tâche, encore faut-il l’aliéner, le déposséder de son autonomie, de sa liberté, de son métier.
Pour ce faire, Taylor proposait en son temps un découpage horizontal et vertical de la tâche et nous analysons dans ce blog les indices qui nous montrent que ce découpage est à l’œuvre dans le travail enseignant. Critique de Taylor, c’est à Friedmann que nous devons l’éclairage montrant une déperdition des savoirs pratiques et théoriques des ouvriers à qui on découpe horizontalement et verticalement le travail. Friedmann constatait que les organisations taylorisées du travail « dégradaient le travail qualifié », et il nous semble que l’école de Blanquer dégrade le travail qualifié des enseignants. Dans les différentes notes de ce blog nous découvrons petit à petit, que le travail enseignant est organisé par en haut. Protocoles, guides de bonnes pratiques, exclusion des enseignants de lieux où sont élaborés leurs tâches, création de cadres intermédiaires aux pouvoirs renforcés… A la rationalisation de la tâche correspond en réalité une déqualification du salarié. Le pouvoir sur le travail lui est confisqué.
Rajoutons, encore avec Friedmann, que la déqualification s’inscrit aussi dans l’arrivée d’une nouvelle ère sociale. Dans « où va le travail humain ? », Friedmann montre que l’arrivée de nouvelles technologies, de nouvelles énergies, de nouveaux modes de communications … entraîne une modification du travail où celui qui l’exécute se voit disqualifié. L’exécution du bon travail ne repose plus sur « la ruse » validée collectivement, sur les « ficelles » inscrites dans le métier, ou sur les « bricolages » issus de savoirs d’expérience … mais sur une machine dont la conception et le fonctionnement échappent à l’ouvrier. De même on peut légitimement craindre une déqualification encore plus grande avec l’arrivée des technologies numériques[2]. Des technologies sur lesquelles le le professeur des écoles n’a pas la main: très certainement pas dans la conception de l’outil, mais aussi très difficilement dans son usage, complexe et changeant rapidement. Les compétences techniques pour utiliser les ordinateurs, internet, la vidéo… sont très spécifiques et doivent être sans cesse remises à jour, rendant difficile leur inscription dans la culture du métier. Ces nouveaux outils enseignants, nous l’avons déjà dit dans une précédente note de blog, créent une insécurité professionnelle qui participe de la déqualification des enseignants.
Déqualification et précarisation : causes et conséquences de l’OSTE
Continuons avec Friedmann avant de conclure. Ce sociologue humaniste dont les travaux sont indispensable à la compréhension de ce qui se joue aujourd’hui à l’école nous alertait sur les conséquences de la taylorisation : «La spécialisation des professionnels, formés dans le moule standardisé des tâches parcellaires, accentue l’éclatement et le déclin des métiers globaux, fondés sur une culture technique et la fierté dans l’achèvement d’un produit » …. Et cela exige continuait-t-il « des personnalités atrophiées ou diminuées » provoquant « une dégradation de l’énergie et de la volonté »[3]. C’est ce que d’autres appelleront « le malaise enseignant », « la souffrance des enseignants » ou que sais-je encore. C’est ce que nous nommons régulièrement dans ce blog la casse du métier de professeur des écoles, avec son cortège de conséquences sur la santé des collègues. D’un côté ils perdent drastiquement du pouvoir d’achat et de l’autre ils perdent le sens de leur métier. Deux pertes qui s’alimentent l’une l’autre, définissant une double prolétarisation, tout à la fois source et produit de l’OSTE.
[1] Bernard Schwengler, Salaire des enseignants la chute, L’harmattan, 2021.
[2] Frédéric Grimaud in https://travailleraufutur.fr/ou-va-le-travail-enseignant/
[3] Georges Friedmann, Où va le travail humain, Gallimard, 1963, p.190