Le recrutement de contractuels : déqualifier le travailleur pour mieux le remplacer

Alors que le premier ministre Jean Castex annonce l’embauche de plus de 3000 enseignant.e.s remplaçant.e.s, cet article interroge des années de politiques managériales qui ont rendu cela possible en déqualifiant progressivement le travail des professeurs des écoles.

L’épidémie de COVID et les arrêts maladie des enseignant.e.s touché.e.s par le virus amplifient un phénomène lié d’abord aux suppressions de postes massives de ces dernières années : il n’y a plus assez de professeur.e.s dans les écoles ! Face à la mobilisation du corps enseignant, l’administration, opportuniste comme un corbeau devant un sac poubelle éventré, fait alors appel à des personnels non titulaires pour gérer la pénurie. Dans le meilleur des cas, cela se fait en ouvrant les listes complémentaires et en permettant une future titularisation. Mais cela reste marginal et surtout incertain puisque rien ne garantit que ces listes complémentaires ne soient pas embauchées sur des statuts précaires. En effet, l’embauche de contractuels s’avère être la règle dans cette période, quand il ne s’agit pas des retraité.e.s payé.e.s à la journée ou pourquoi pas dans certaines académies de « mères de famille ».

C’est l’occasion pour nous de se pencher sur la mécanique taylorienne qui a permis de créer cette « opportunité » indispensable à qui veut faire des économies dans le budget de l’Education.

Avant de convoquer les logiques managériales en place dans la fonction publique et que ces notes de blog entendent dénoncer, il faut remonter un peu avant Winslow Frederick Taylor et s’intéresser au « principe de Babbage »(*). Sans doute Taylor s’est inspiré de cette théorie qui montre qu’en divisant le travail en séquences qui demandent, prises séparément, moins de qualifications, on réduit le coût du travail. Alors que l’ère industrielle naissait à peine en Angleterre, le mathématicien et économiste Charles Babbage pose une condition à quiconque veut réduire les coûts de production dans son entreprise : Il faut décomposer la tâche du travailleur en sous-tâches qui demandent moins de qualifications. Ainsi on pourra remplacer ce dernier par quelqu’un de moins qualifié qui, à une époque où la force de travail devient une valeur d’échange, sera moins regardant sur son salaire. Taylor s’inspire de ce principe pour penser, avec l’arrivée du machinisme, la division du travail sur les chaines d’usines. De là à penser que Jean-Michel Blanquer s’est à son tour inspiré de Babbage il n’y a qu’un pas. Prenons l’exemple de ce professeur des écoles qui veut évaluer ses élèves. Cela lui demande de solides compétences professionnelles pour construire son dispositif d’évaluation, comprendre les procédures cognitives empruntées par chacun des enfants de sa classe et proposer ensuite la remédiation qui permettra à tous de faire des acquisitions. Évaluer les apprentissages, c’est un métier. Mais si désormais pour évaluer les élèves il suffit de leur donner un fichier qui a été conçu par le ministère et de rentrer dans un logiciel non pas les corrections faites par l’enseignant.e mais directement les réponses des élèves, et qu’enfin ce logiciel renvoie un protocole de remédiations au professeur clé en main … le lecteur de ce blog comprend que le travailleur, alors déqualifié, peut plus facilement être remplacé par quelqu’un de moins bien formé, voire pas formé du tout, sans statut et avec un salaire moindre. Le tour est joué.

Lorsque le New Public Management a permis l’importation de normes de travail issues du secteur privé sans les Services Publics, la règle de Babbage a su trouver son équivalent au sein de la fonction publique.

L’astuce mise en œuvre par Taylor au début du siècle dernier est simple : il faut rendre le travail moins exigeant en termes de qualifications pour pouvoir embaucher à moindre coût. L’Organisation Scientifique du Travail est alors le moyen d’atteindre cet objectif de rentabilité indispensable au monde concurrentiel de l’entreprise privée. Il y a alors nécessité de contrôler fermement le procès de travail par le management dont l’avènement a permis à Taylor de prendre possession des gestes et des conduites dans un seul but : substituer dans le recrutement des ouvrier.e.s qualifié.e.s par des ouvrier.e.s non qualifié.e.s, moins cher.e.s sur le marché de travail… et rarement syndiqué.e.s. Ce principe a été bien détaillé par Harry Braverman dans son célèbre ouvrage « Labor and Monopoly Capital » en 1976. Le sociologue montre comment le management cherche à réduire le contrôle réel des travailleurs sur leur travail. Dans l’Éducation Nationale où les professeur.e.s des écoles sont désormais formé.e.s et évalué.e.s à partir de « compétences », c’est ce même management qui vise à prendre l’ascendant sur le travail. Séquencer la tâche de l’enseignant.e en compétences, objectivables, évaluables et bien entendu améliorables, est en réalité une manière de déqualifier son travail, de le vider de son sens.

Or plus le travail est vidé de son sens, moins les travailleurs ont besoin d’être qualifiés… et moins leur rémunération est importante.

Faire des économies budgétaires à l’école passe par une entreprise méthodique de déqualification du travail des enseignant.e.s qui permet alors de recruter à moindre frais, des professeur.e.s des écoles sous statut de contractuels, non formé.e.s, non payé.e.s durant les vacances et dont le contrôle sur l’activité est facilité. La boucle vertueuse pour celles et ceux qui, au sommet de la pyramide, ont pour mission principale de gérer un budget toujours plus réduit. Les conséquences de la perte de sens de l’activité sont alors une catastrophe en terme de santé au travail des professeur.e.s des écoles et pour les usagers de ce service publics, les élèves et leurs familles, cela se traduit par un service de moins bonne qualité. Une école au rabais diraient les syndicats enseignants.

Si le travail enseignant parcellisé permet de faciliter, en déqualifiant les professeur.e.s des écoles, l’embauche de contractuels, il permet aussi que certaines tâches soient externalisées à l’école et confiées au secteur marchand et, à l’ère du numérique, que d’autres tâches propres au métier enseignant soient carrément effectuées par des logiciels ou des plateformes numériques. Mais c’est une autre histoire qui fera l’objet d’une autre note de blog.

(*) https://books.google.fr/books?id=DP0JAAAAIAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

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