La culture professionnelle des enseignant.e.s se transforme sous l’exercice d’une Organisation Scientifique de leur Travail. Pas assez rapidement pour les tenants du nouveau management public qui tentent de se doter d’un nouvel outil pensé par Taylor : la paie variable des travailleuses et des travailleurs; « salaire au mérite » pour Macron ou « différenciation salariale » pour Gérard Longuet .

Nous venons de le voir dans une note de blog précédente, la profession enseignante est en proie à une crise inédite, celle du manque de professeur.e.s. Au-delà de l’inquiétude que peut susciter cette information, il s’agit aussi d’une aubaine permettant au ministère de proposer un palliatif à la crise du recrutement et aux démissions. L’idée est simple : si les concours d’entrée sont désertés ou que les démissions s’enchainent, c’est que les enseignant.e.s ne sont pas assez motivé.e.s financièrement. Pour les libéraux, cela n’est pas dû à un salaire enseignant trop peu élevé mais au fait que ce dernier n’est pas assez corrélé à leur investissement dans la tâche. On se souvient du « travailler plus pour gagner plus » du candidat Nicolas Sarkozy, mais c’est encore une fois chez Taylor qu’il faut aller chercher la paternité idéologique de ce slogan.
Comparant des ouvriers travaillant à la chaîne à des bœufs, Taylor se demandait comment un être humain doté de raison et d’intelligence allait accepter des tâches aussi rébarbatives que celles que proposait l’industrie du 19° siècle. Sa réponse fut aussi triviale que novatrice : il faut payer le travailleur en fonction de son rendement. Son salaire étant proportionnel à l’énergie qu’il déploie dans son travail et à ses compétences, il devient de son intérêt de servir ceux de son patron. Et puis, c’est une question de justice : pourquoi payer un.e salarié.e qui n’a pas exécuté complètement son objectif autant que celui ou celle qui y est parvenu ? Ce que Taylor traduira dans sa formule : « a fair day’s pay for a fair day’s work. »[1] retournant à son avantage un des slogans fondateurs du mouvement ouvrier américain[2] et posant une question sociétale de fond : qu’est-ce qu’une juste paye ?
C’est dans cet esprit qu’un récent rapport du Sénat[3] propose de payer d’avantage les professeurs de disciplines sous tension, là où il manque d’enseignants, afin de compenser les difficultés à recruter. Et Gérard Longuet de se demander au nom de la commission des finances s’il ne serait pas temps que : « que l’Education nationale accepte l’idée de l’offre et de la demande »[4] afin d’aller chercher, à coup de salaire différentié, les professeur.e.s de certaines disciplines plus tenté.e.s par un poste dans le privé. Une logique qui fait écho aux préoccupations de Taylor sur la juste paye et dans laquelle Emmanuel Macron en campagne en avril dernier se retrouve lorsqu’il propose de ne pas payer de la même manière un.e enseignant.e qui s’investit davantage dans le projet d’établissement ou qui fait mieux réussir les élèves que ses collègues : « Je l’assume car ils (les enseignants) ne font pas tous la même chose, nous le savons. »[5].
Le salaire différentiel de Taylor
Revenons à Taylor. Ce dernier avance qu’un salaire proportionné à la bonne exécution de la tâche permettrait non seulement de motiver les salarié.e.s à augmenter leur productivité mais aussi, associé à un « contrôle du chronomètre », permettrait de lutter contre « la flânerie ouvrière » et d’écarter les éléments les moins productifs. Dans l’usine de Taylor, c’est le chronomètre qui établit les critères permettant de se voir octroyer un meilleur salaire. En ingénieur féru de mathématiques, il développe des calculs complexes pour répondre à une des premières questions qu’il s’est posé dans sa carrière de directeur : comment rémunérer justement le travail compte tenu du fait que chaque ouvrièr.e ne fournit pas le même effort. Et il y répond – on schématisera ici les savants calculs de Taylor – par une corrélation directe entre le temps mis pour exécuter la tâche et la rémunération due à l’employé.e qu’il nomme alors « salaire différentiel ».
Le salaire « différentiel » comme pensé par Taylor permet de lutter contre l’oisiveté naturelle des salairé.e.s, ce fantasme infondé de celles et ceux qui organisent le travail qui se loge aussi bien dans les têtes des patrons du 19° siècle que dans celles des libéraux en ce début de 21° avides de délégitimer l’action publique. Les fonctionnaires paresseux, moqué.e.s dans les films ou les spectacles comiques, décrié.e.s par les politiciens en campagne, doivent être mis.e.s sous pression pour leur éviter la tentation de « flâner »[6] plus que de raison, de préférer aller cueillir des fraises plutôt que de bosser. Pour éviter cela, le président Macron veut réformer, il « ne cède rien aux fainéants »[7], et propose un « pacte » aux enseignant.e.s basé sur le salaire au mérite. Un pacte qui ne mise pas sur l’engagement du fonctionnaire, sur sa formation aux valeurs de la République, sur le sens de son métier … mais sur l’obtention d’un peu plus d’argent à condition de d’avantage de docilité.
Macron, son ancien ministre Blanquer et le nouveau fraîchement nommé Ndiaye, marchent ainsi dans les pas de Taylor et s’inspirent de sa théorie du salaire différentiel. Récemment Gérard Longuet au Sénat en reprend jusqu’à la sémantique lorsqu’il affirme que la solution face à la crise de recrutement des enseignant.e.s se trouve dans « la différenciation »[8]. Salaire au mérite, différenciation salariale ou salaire différentiel, les libéraux se tiennent la main à un siècle d’écart. Si c’était une innovation à l’époque de l’avènement des machines-outils, le système de paye élaboré Taylor sera atténué par un autre dit « de Gantt », préférant mettre en place l’octroi de primes. Un système moins rude car moins lié étroitement à une logique exclusive de proportionnalité. Le système de Gantt, qui inclut une part fixe de salaire garanti adossé à un système de primes par pallier nous semble alors ressembler davantage à ce qui se met en place dans l’Education nationale depuis quelques années. Les héritiers de Taylor se succèdent mais la philosophie reste la même, dans une usine de pièces détachées de Pennsylvanie ou dans une école primaire de la région parisienne.
Le salaire au mérite des enseignant.e.s
Si la philosophie est similaire, les contextes de travail sont très différents et on peut se demander quels seront les critères d’élaboration de la « juste paye pour un juste travail » lorsque l’on parle des enseignant.e.s ?
A l’école, les critères de « productivité » du professeur.e sont remplacés par des critères d’engagement dans la tâche, de respect de la prescription descendante ou de ce mot cher à Jean-Michel Blanquer qu’est « l’innovation ». Il s’agit en réalité de critères de mise en conformité des pratiques professionnelles à des nouvelles normes de travail, « de nouvelles missions pour les enseignants, de nouveaux moyens de s’engager dans les projets pédagogiques : suivi des élèves, accompagnement, activités périscolaires… ». En précisant cela dans son « pacte »[9], Emmanuel Macron conduit en réalité une entreprise à grande échelle de transformation en profondeur du métier. Il s’attache alors pour y parvenir à survaloriser le professionnalisme -ie : la capacité à appliquer la prescription- et à sous-valoriser la professionnalité -ie : la capacité à adapter sa tâche à la réalité de la situation – alors même que c’est justement cette dernière qui permettra dans la classe d’affronter le réel. C’est déjà quelque chose qui doit permettre d’interroger la pertinence d’un salaire au mérite conduisant en réalité à rendre l’enseignant.e moins robuste dans sa capacité à faire classe.
Mais qu’importe, le salaire différencié est d’abord un levier de transformation du métier qui, inspiré des théories tayloriennes, participe à prolétariser l’enseignant.e. Il permet de créer, par le truchement de diverses primes, un engouement vers de nouvelles pratiques professionnelles, de nouvelles normes de travail qui ne sont pas issues du métier mais d’une prescription descendante dont les professeur.e.s seraient les exécutant.e.s. Les enseignant.e.s valorisé.e.s seront celles et ceux qui utilisent les méthodes pédagogiques dernier cri estampillées par le ministère et celles et ceux qui se plieront le mieux aux modifications de l’organisation de leur travail. Pour le bien des enfants bien entendu (sic), comme en témoignent les stages de remise à niveau, heures payées aux enseignant.e.s pendant les vacances scolaires, qui permettent de pallier avantageusement à la suppression des RASED (re-sic). Le salaire différencié (ou au mérite) permet ainsi d’organiser à bas bruits la mise en concurrence des professeur.e.s dans une course à l’adaptation de leurs pratiques à ces nouvelles normes de métier. Une course où le gain personnel existe bien entendu mais où le gain pour un ministère qui souhaite radicalement changer la culture professionnelle n’est pas à négliger.
La mise en place d’un salaire différentié ou au mérite, inspiré par le salaire différentiel de Taylor, est donc un levier puissant pour transformer le métier. Il nécessite cependant d’être adossé à d’autres ressorts, comme la présence d’un contrôle de la tâche au plus près de la situation de travail. Ce que nous avions déjà analysé dans une précédente note de blog consacrée à la direction d’école et au poste de contremaître pensé par Taylor en son temps. Gantt, en héritier de son mentor, y avait pensé aussi puisque le système de prime qu’il a esquissé touche d’abord les cadres de maîtrise, ceux qui ont à charge de contrôler le travail des ouvrièr.e.s. Ainsi la prime des un.e.s est liée à la prime des autres dans un système aussi pervers qu’astucieux. Un peu comme si les inspectrices et les inspecteurs touchaient des primes en fonction des primes octroyées aux directrices et aux directeurs de leurs circonscriptions, et que ces derniè.r.es recevaient également une prime conditionnée à l’engagement de leurs équipes dans le projet d’école, dans les dispositifs de formation, dans l’usage de certaines méthodes pédagogiques. Chaque niveau de la hiérarchie verrait ainsi son salaire indexé au respect de la prescription descendante par celles et ceux qui sont un étage en dessous dans la pyramide. Un système de fou ? … on s’en reparle dans quelques années.
Appauvrir les enseignant.e.s pour leur faire accepter un salaire différencié
Ce système de fou théorisé par Taylor et qui figure en bonne place des outils de management des entreprises publiques dans un contexte néolibéral, fonctionne d’autant mieux que les salarié.e.s sont précarisé.e.s. L’appauvrissement des fonctionnaires n’est pas seulement un moyen de faire des économies dans le budget de l’Etat, il permet aussi de forcer la main du processus à l’œuvre de prolétarisation que nous analysons dans ce blog et dont le salaire différencié est un levier. Un levier qui sera d’autant plus puissant que les professeur.e.s seront précarisé.e.s. La baisse drastique de leur pouvoir d’achat depuis des années et la menace du déclassement vont mécaniquement faciliter leur engouement dans cette logique. Les enseignant.e.s « prêts à s’engager »[10] verraient leur salaire augmenté. Quant aux récalcitrant.e.s à l’innovation pédagogique, aux réfractaires aux réformes, à celles et ceux qui seraient trop critiques face aux changements opérés par en haut, ils et elles devront se contenter d’un salaire en berne : « Je suis prêt à dire que les enseignants qui ne souhaitent pas faire ces missions alors ils ne seront pas augmentés dans leur rémunération »[11], prévient Emmanuel Macron.
Nous le savons, les enseignant.e.s pris.e.s au piège de la précarisation qui vont s’engouffrer dans ces logiques de salaire au mérite ne sont pas forcément celles et ceux qui font le mieux progresser leurs élèves. Par contre, ils et elles participeront inconsciemment à appauvrir le métier, avec les conséquences qui ne sont plus à démonter sur la santé des professeur.e.s ayant perdu le sens de leur activité, sur la santé d’un système scolaire qui s’écarte de ses missions premières et même sur la santé en général d’une société où l’école n’est plus le socle de l’émancipation individuelle et collective. Une société néolibérale dont la force passe entre-autre par une coercition sur le travail, et pour ce qui nous intéresse dans ce blog par une Organisation Scientifique du Travail Enseignant.
[1] F.W.Taylor., The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers Publishers, New-York, 1919.
[2] « A fair day’s wage for a fair day’s work » étant le slogan de l’American Federation Of Labor à la fin du 19°.
[3] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/face-a-la-penurie-denseignants-la-piste-des-salaires-sur-mesure-1412259?fbclid=IwAR3Gbj4ECDbrEiLb8ya4n3yH_sR6NBKDHhwq-hGprnF4bzWOSS3OxX93l0U
[4] Ibid
[5] https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-souhaite-un-pacte-nouveau-pour-les-enseignants-198597
[6] Taylor ayant pour obsession de lutter contre « la flânerie naturelle de l’ouvrier ».
[7] Dans son discours du 8 septembre 2017, Emmanuel Macron en déplacement en Grèce déclare vouloir réformer le pays et ne rien céder « ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes »
[8] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/face-a-la-penurie-denseignants-la-piste-des-salaires-sur-mesure-1412259?fbclid=IwAR3Gbj4ECDbrEiLb8ya4n3yH_sR6NBKDHhwq-hGprnF4bzWOSS3OxX93l0U
[9] https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-souhaite-un-pacte-nouveau-pour-les-enseignants-198597
[10] https://www.publicsenat.fr/article/politique/emmanuel-macron-souhaite-un-pacte-nouveau-pour-les-enseignants-198597
[11] Ibid