L’obéissance à des ordres absurdes comme manière de manager les profs

« Faites une demi-heure de sport, une heure d’empathie, arrêtez les textes à trous et surtout… plantez des poireaux ! » De Taylor à Attal, la subordination s’apprend aussi en obéissant à des ordres absurdes.

Les profs, qui ont déjà passé la rentrée des classes à mesurer la longueur des robes de leurs élèves, sont régulièrement sommés de tout un tas d’injonctions plus ou moins pertinentes, souvent découvertes dans les médias et dont la multiplication doit nous interroger. Déjà sollicité.es pour faire une chorale en début d’année[1] ou pour faire bouger les élèves 30 minutes par jour[2], les enseignant.es s’habituent peu à peu à devoir modifier leurs pratiques professionnelles au grès des lubies de tel ou tel ministre. On imagine Blanquer se levant un matin de décembre 2017 en se disant « tiens, si je demandais à 1 million d’enseignant.es de faire chanter leurs élèves à la rentrée ? », ou bien un de ses successeurs lançant à son miroir « Et pourquoi ne pas imposer aux enseignant.es 30 minutes de sport par jour ? ». Au fond peu importe que les profs en éprouvent le besoin au regard de leurs préoccupations professionnelles, qu’ils le fassent déjà ou qu’ils aient un emploi du temps suffisamment chargé, l’agenda politico-médiatique est régulièrement ponctué de ce type d’annonces faisant office de prescription.  

Récemment, le président Macron a de nouveau illustré ce phénomène en déclarant à l’AFP : « Je veux que tous les enfants de France sachent distinguer un fenouil ou une betterave, pour rendre hommage aux tests réalisés par les merveilleux acteurs déjà engagés sur ce terrain comme « l’École comestible », un projet qui incite les enfants à cultiver fruits et légumes dans le jardin de l’école et à leur apprendre à les cuisiner »[3]. Dans la même veine à la rentrée, les enseignant.es apprennent dans les médias qu’ils doivent désormais renoncer aux textes à trou[4] et se préparer à des leçons hebdomadaires d’empathie pour la rentrée prochaine[5] en s’inspirant du modèle nordique fait de massages du dos et de messages d’affection entre élèves. Tout cela peut ressembler à des caprices de ministres, à des injonctions fantaisistes qui n’auront pour effet que de glisser sur le métier et au fond de ne jamais s’inscrire dans la culture professionnelle. Ou bien, si l’on prend le temps d’y regarder de plus près, cela revêt les atours d’une manière historique de gouverner les travailleuses et les travailleurs en leur imposant des consignes au bord de l’absurde et dont, encore une fois, on peut trouver la paternité assumée chez Taylor.

C’est comme ça à l’armée… et comme ça chez Taylor

Le modèle de management des ouvriers dont s’inspire Taylor est celui de l’armée, qu’il décrit comme « un type militaire d’organisation » (1907, p.350) du travail. Qui a connu le temps béni du service militaire aurait des anecdotes à raconter sur l’apprentissage de l’obéissance aveugle à un ordre. Un apprentissage qui se fait par la praxis. Lorsqu’un supérieur réveille une chambrée en pleine nuit, la conduit dans la cuisine, vide au sol tous les tiroirs et demande aux appelés de tout ranger à nouveau, couteaux avec couteaux, fourchettes avec fourchettes, cuillères avec cuillères, on est typiquement dans l’apprentissage par l’expérience vécue qu’ « un ordre ne se discute jamais ». C’est cette capacité à faire son lit au carré ou à monter-démonter un fusil qui fera de Forest Gump un génie dans le film de Robert Zemeckis … ou qui conduira l’engagé Baleine à se tirer une balle dans la tête dans celui de Stanley Kubrick. A l’armée, les généraux le savent, chaque échelon doit obéir à celui de dessus quelque soit l’ordre. Au travail, le patron le sait, chaque ouvrier doit obéir à son contremaître et Taylor en avait fait une méthode[6] : la tâche est conçue dans le « bureau de répartition du travail » (Taylor 1907, p356), elle fait l’objet de « fiches d’instruction » (Ibid, p.355) et le contremaître exige des ouvriers « qu’ils exécutent les ordres exactement comme ils sont indiqués sur les fiches d’instructions » (Ibid, p.359). La prescription ne se discute pas, elle s’exécute. Nous avons déjà vu dans de précédentes notes de blog comment ce nouveau type de prescriptions, dénuée de sens pour l’enseignant.e, frottant parfois avec les valeurs historiques de son métier, peuvent altérer sa santé à « le rendre fou »[7].

De Blanquer à Attal, sois prof et tais-toi !

L’obéissance s’implante alors au cœur de l’organisation du travail enseignant et elle s’apprend par une succession d’injonctions, même les plus farfelues, auxquelles le prof doit se plier. On peut lire cette intention en filigrane dans l’article 1 de la Loi pour une école de la confiance, lorsque Jean-Michel Blanquer y inscrit le fameux devoir d’exemplarité. Comprenez entre-autre que la parole de la hiérarchie ne doit souffrir d’aucune contestation. C’est dans un pays encore marqué par les conséquences de « la soumission constante du fonctionnaire » de la France de Vichy qu’une Loi promulguée en 2019, enjoins dans son premier article les personnels à « l’engagement et l’exemplarité » et à « une loyauté sans faille ». Être exemplaire c’est se soumettre à la prescription en taisant les conséquences négatives qu’elles peuvent avoir. Être exemplaire, c’est accepter d’être réduit.es à des exécutant.es d’une tâche dont on ne maîtrise désormais plus ni la conception ni les outils pour la réaliser.  Être exemplaire c’est accepter d’être prolétarisé.e.

Pour rendre le travailleur docile, il existe différents moyens que les notes de ce blog tentent de démasquer : enrôler le travailleur par la conviction, modifier la formation, instituer des contremaîtres, contraindre par la peur ou par la sanction … l’arsenal à la disposition d’un ministère de l’Education rompu aux techniques du Nouveau Management Public est très divers. Et parmi ses armes, il y a l’apprentissage de l’obéissance à des consignes absurdes. Je ne tranche pas ici des discussions qui pourraient être intéressantes sur la pertinence des textes à trous avec des élèves en difficulté, sur les finalités de l’EPS et ses contradictions avec le « bouger 30 minutes par jour » ou bien sur tous les savoirs qui pourraient être mis en jeu lorsque des élèves s’occupent d’un jardin pédagogique. D’abord, constatons qu’il n’y a aucun espace de délibérations permettant de discuter de cela. Mais ensuite, remarquons que le but n’est pas tant d’éprouver la pertinence didactique de ces injonctions que d’habituer les enseignant.es à leur obéir. Obéir aussi ça s’apprend et la succession des prescriptions à cette rentrée des classes n’a pas d’autres objectifs que de faire vivre à chaque professeur l’expérience de la subordination.

Désobéir ?

Face à ces injonctions, la désobéissance, sous ses diverses formes, s’impose. D’abord passive, elle est le reflet d’une résistance intrinsèque au métier. Quelle école a réellement mis en place une chorale de rentrée ou bien quel enseignant fait réellement « bouger » ses élèves tous les jours ? Plus intéressante, la désobéissance peut aussi se faire de manière ostentatoire et collective. N’oublions pas qu’elle fait aussi partie du patrimoine du monde du travail. Lorsque les fonctionnaires ont été sommés d’obéir pendant la période de Vichy, tout le monde se rappelle ce à quoi cela a conduit et c’est ce qui a inspiré le statut de fonctionnaire qu’Anicet Le Pors gravera dans le marbre de la Loi du 13 juillet 1983 garantissant aux fonctionnaires leur « liberté d’opinion ». La désobéissance a aussi su être salvatrice. Souvenons-nous de Masao Yoshida, directeur de la centrale de Fukushima en 2011, qui a décidé de refroidir les réacteurs lorsque qu’arrivait le tsunami, s’opposant alors non seulement au manuel d’urgence prévu à cet effet mais également aux ordres directs du premier ministre japonais. En refusant d’obéir au protocole et à sa hiérarchie, il diminue l’impact de l’accident et sauve ainsi de nombreuses vies. Mutatis mutandis, chaque acte de désobéissance dans lequel le travailleur privilégie les valeurs portées par sa profession à la froide prescription, est un acte potentiellement salutaire. Dans l’éducation Nationale cette désobéissance peut prendre différentes formes allant de la démission, que l’on peut considérer comme une protection du sujet contre la perte de sens de son activité, à l’opposition assumée à la hiérarchie. Ce fut par exemple le cas du d’Alain Refalo qui en 2009 refusa de manière ostentatoire de mettre en place les heures imposées d’aide personnalisées aux élèves. Il déclara alors que « cette action de désobéissance pédagogique qui s’est essentiellement cristallisée sur le dispositif de l’aide personnalisée, a permis à des milliers d’enseignants du primaire d’en montrer toute la perversité et l’inefficacité ». Un acte de désobéissance qui émerge du conflit entre la prescription et les valeurs portées par le métier de cet enseignant. C’est ce conflit, naturel et sain et qui rend le métier vivant, qui doit être encouragé, et non l’attente du prochain ordre que les profs découvriraient un dimanche soir à la télé.

Après avoir demandé aux enseignant.es de faire bouger leurs élèves pour être en phase avec les JO 2024, de mettre en place des cours d’empathie pour lutter contre le harcèlement ou bien de planter des radis pour redorer le métier d’agriculteur, on se demande dans chaque salle des maîtres ce que va être la prochaine injonction ? Demander aux profs de se mettre des plumes sur la tête pour sensibiliser les élèves à la disparition de la faune ? Les paris sont ouverts.

[1] https://eduscol.education.fr/3400/rentree-en-musique

[2] https://www.education.gouv.fr/bouger-plus-pour-mieux-apprendre-30-minutes-d-activite-physique-quotidienne-dans-les-ecoles-344406

[3] https://www.bfmtv.com/politique/elysee/cantines-scolaires-comment-l-executif-veut-eviter-le-gaspillage-alimentaire_AN-202310190068.html

[4] https://www.cafepedagogique.net/2023/09/18/fin-des-textes-a-trous/

[5] https://www.huffingtonpost.fr/life/article/contre-le-harcelement-a-l-ecole-gabriel-attal-envisage-des-cours-d-empathie-comme-au-danemark_223446.html

[6] Taylor, F.W., Études sur l’organisation du travail dans les usines, BNF, Hachette, 1907.

[7] De Gaulejac,V & Hanique,F., Le capitalisme paradoxant : un système qui rend fou. Seuil, 2015.

Retour en haut