Bourdieu, la liberté « dans » le travail enseignant

Ce n’est certes pas pour s’être penché sur le travail que Pierre Bourdieu est le plus connu. Pourtant, au-delà des concepts indispensables qu’il nous a laissé en héritage pour comprendre la société dans la quelle nous vivons, (re)lire Bourdieu 20 ans après sa mort permet d’éclairer les contours de l’école de Taylor.

Les réflexions menées avec rigueur par Pierre Bourdieu ne l’ont effectivement pas beaucoup amené à arpenter les milieux de travail. Mais la (re)lecture de quelques pages de ses « méditations pascaliennes » ou de son texte « la double vérité du travail » permettent de penser à nouveaux frais certaines idées que nous avons évoquées dans ce blog consacré à l’Organisation Scientifique du Travail Enseignant[1].

Tout d’abord, Bourdieu écrivait une vérité qui pourrait faire écho dans n’importe quelle salle des maîtres : le salarié ne travaille pas uniquement pour son salaire … ce serait « profondément anormal » rajoutait le sociologue. Et les enseignant.e.s de parler alors de tout ce qui a généré leur vocation à exercer le plus beau métier du monde ! Il n’y a donc pas que le salaire, vérité objective du travail, mais aussi une vérité subjective que nous ne pouvons ignorer. Alors écrit Bourdieu, le travail « procure un profit lié au fait même de l’investissement dans le travail » et, une fois n’est pas coutume, convoquant Marx, il affirme que cela s’acquiert par « l’octroi d’une certaine marge de manœuvre dans l’organisation des tâches qui permet au travailleur de s’aménager des espaces de liberté ». Bourdieu revient sur un phénomène fondamental pour nous dans ce blog : l’articulation entre la liberté et le travail. Nous postulons dans ce blog que c’est le vol de la liberté dans le travail qui est à la foi la source et le produit de l’OSTE. Mais Bourdieu fait aussi de cette liberté pour les travailleurs le ressort de leur propre exploitation, définissant le piège d’un management qui laisse le travailleur s’épanouir dans son travail pour mieux oublier la domination qu’il subit. La vérité subjective du travail est alors le levier d’une exploitation tout à fait objectivée par le salaire.

Ces propos font certainement sens pour les professeurs des écoles appauvris par des années de gel de leurs salaires et qui ne peuvent plus ne pas voir la réalité objective de leur précarité que l’épanouissement au travail masque difficilement. Pour le dire autrement, la satisfaction de voir les élèves progresser ou le dessin offert par un enfant à la fin de la classe ne leur permettent pas de payer les factures! Observant cela Bourdieu nous invite à mettre l’analyse du travail subjectif au service de la compréhension du travail objectif. Pour ce faire il pointe habilement du doigt les techniques de management : « l’encouragement à l’innovation », « l’auto-contrôle », « l’évaluation permanente » … comme autant de subterfuges permettant aux patrons de générer du surtravail. C’était en 1996, alors que le New Public Management n’avait pas le développement qu’il connaitra ensuite dans les Services Publics en France. Comme Cassandre voyant arriver les armées grecques, Bourdieu voyait alors venir l’OSTE dont Blanquer est aujourd’hui le Priam. Lorsque les enseignant.e.s lisent dans la presse les invitations du ministre à « l’innovation pédagogique », c’est la (re)lecture de Bourdieu qui peut les mettre en garde contre « l’illusion de l’utopie de la maîtrise entière du travailleur sur son travail », qui couplée au nouveau management, perpétue « la violence douce » de la domination.

Ainsi la (re)lecture de Bourdieu, 20 ans après sa mort, s’avère nécessaire pour éviter le piège tendu par le management d’une focalisation sur la liberté désirée au travail qui ne serait qu’une manière d’asservir un peu plus le travailleur. C’est aussi l’occasion pour nous de clarifier les choses et d’inviter le lecteur de ce blog à ne pas confondre la liberté « au » travail avec la liberté « dans » le travail. Lorsque nous évoquons le taylorisme, lorsque que nous dénonçons l’OSTE, c’est pour mieux revendiquer la liberté des enseignant.e.s « dans » leur travail et non pas leur liberté « au » travail. C’est une distinction que nous avons faite dans un article publié par la revue Travailler au Futur[2] et c’est aussi un débat très conjoncturel que nous pouvons avoir en salle des maîtres, où la menace sur la liberté de pouvoir boire un café malgré le protocole sanitaire ne doit pas faire oublier la nécessaire reprise de la liberté dans le travail enseignant. La première liberté s’accommodant avec la domination, la seconde visant justement à abolir les rapports de domination.

[1] Les citations en italique dans cet article sont issues de « La double vérité du travail » (Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1996) et « Méditations pascaliennes » (Seuil, 1997) de Pierre Bourdieu

[2] https://travailleraufutur.fr/lecole-le-travail-et-la-liberte-2/

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