Direction d’école : la nouvelle figure du contremaître

La Loi Rilhac vient de passer à l’Assemblée Nationale. Proposée en mai 2020 par la députée LREM Cécile Rilhac, elle modifie considérablement l’organisation des écoles en conférant une « autorité fonctionnelle » aux directrices et directeurs, enfonçant un peu plus le clou de l’Organisation Scientifique du Travail Enseignant.

Un précédent article de ce blog montrait que l’organisation taylorienne du travail nécessite la mise en place de « cadres intermédiaires » chargés de transmettre les instructions à chaque échelon de la hiérarchie. Ainsi fonctionne la pyramide : à chaque étage il faut que des salarié.e.s aient la mission de faire descendre la commande institutionnelle à l’étage du dessous, comme la courroie transmet le mouvement de la poulie menante à la poulie menée dans un système d’engrenages. Depuis la fin de la prédominance du travail artisanal au profit des ateliers de production, une nouvelle fonction apparaît alors, celle du contremaître. Coincé entre le patron et l’ouvrier, c’est lui qui tient le rôle de cette courroie de transmission.

Le contremaître chez Taylor

La fonction de contremaître, héritée d’un terme de marine, pénètre l’industrie naissante du début 19°, notamment dans les usines de textiles. En effet, avec la disparition des maîtres ouvriers, le déclin des métiers artisanaux et la mécanisation du travail, le rôle du contremaître prend peu à peu une importance capitale dans les fabriques. La production industrielle nécessite désormais un encadrement plus strict et situé au cœur du milieu de travail des ouvrier.e.s pour s’assurer du respect de la cadence (voir article précédent de ce blog consacré à Simone Weil). Le contremaître s’impose dans l’organisation du travail et son rôle évolue. Lorsque, avec l’essor du taylorisme et l’apparition de la figure de l’ingénieur, il faut organiser scientifiquement le travail, le contremaître va voir sa place redéfinie : il est chargé de faire appliquer les méthodes de travail élaborées, la tâche prescrite, le temps défini … par l’ingénieur.

Tout comme Jean-Michel Blanquer a d’abord été professeur (de droit à l’université me direz-vous), puis recteur, avant d’être nommé ministre de l’éducation, Frederick Winslow Taylor a d’abord été ouvrier avant de devenir chef d’atelier, puis ingénieur en chef. L’un et l’autre ont pu observer au long de leurs carrières sur le terrain, la « flânerie des ouvriers » et ont nourri l’ambition d’organiser scientifiquement le travail de ces gens qui ne sauraient faire du bon travail si on ne leur disait pas comment s’y prendre. Chez les deux tenants d’une même théorie sur le travail, la conception de la tâche est séparée de son exécution.

Chez Taylor, le rôle du contremaître est de s’assurer que l’exécution de la tâche est conforme au prescrit. Est-ce à cette vision du contremaître que pensait Cécile Rilhac lorsqu’elle présente à Jean-Michel Blanquer son rapport « Mission flash sur les directeurs d’écoles » en 2018 ?

Directrices et directeurs : désormais contremaîtres ?

Dans l’usine où il est ingénieur, Taylor proposait de créer 2 types de contremaîtres : des contremaîtres exécutifs (chargés de l’encadrement des ouvriers sur la chaîne de production) et des contremaîtres fonctionnels (auxquels incombent les tâches intellectuelles dans l’atelier). Il y a 100 ans, Taylor soufflait à Rilhac et Blanquer les rôles respectifs de la direction d’école et des IEN. Au fond nos politiques n’ont rien inventé.

Ainsi la fonction de direction dans les écoles revêt désormais les atours du contremaître cher à Taylor. Tout comme le contremaître, celle ou celui qui occupe la fonction de direction est choisie parmi ses pairs. Par le biais d’un entretien et positionné sur une liste d’aptitude, le ou la directrice est sélectionné.e pour des compétences professionnelles, tout comme le contremaître était choisi parmi les ouvriers les plus qualifiés. Le libéralisme étant passé par là, on peut même supposer que les nouveaux représentants de l’institution dans les écoles pourront faire l’économie d’être passé.e.s « par la classe ». Bientôt n’en doutons pas, les directrices ou directeurs d’école pourront venir d’autres filières professionnelles que l’éducation, le management étant devenu une discipline à part entière.

Autre ressemblance, dans les fabriques du 19° siècle, le contremaître jouissait de meilleures conditions de travail et de vie. Meilleur salaire, logement à l’écart de ceux des ouvriers, médailles et récompenses, permettent au patron de s’assurer la fidélité de ceux qui endossent le rôle de surveiller et coordonner la main d’œuvre au quotidien. Blanquer va devoir penser les avantages à conférer à celle ou celui qui sera dans l’école le relai des prescriptions venues d’en haut. Et tout comme les patrons du siècle dernier permettaient aux contremaîtres de s’extraire de la machine-outil, les directrices et directeurs d’école devenu.e.s dépositaires d’une autorité (fonctionnelle -sic) vont sortir définitivement de la classe… c’est pourquoi d’ailleurs les expérimentations commenceront chez les collègues totalement déchargé.e.s.

Le contremaître, toujours du côté du patron

Dans l’ouvrage « Le mouvement social », F.Jarrige et C.Chalmin décortiquent « l’émergence du contremaître » dans la première moitié du 19°. Selon les auteurs, les députés se demandaient en 1848 si les contremaîtres devaient être appelés à voter comme les patrons ou comme les ouvriers ? … finissant par acter que le contremaître est naturellement plus proche du patron et défend ses intérêts. Plus loin dans l’ouvrage, Jarrige et Chalmin citent l’historien Jules Michelet : « L’ouvrier hait le contremaître, dont il subit la tyrannie immédiate. Celle du maître, plus éloignée, lui est moins odieuse ». Au sommet de l’État ou au plus près des machines-outils, le contremaître est considéré comme un agent du patron, comme ses yeux et ses oreilles placés au cœur du milieu ouvriers. Agents aussi, nous rappellent les historiens du mouvement ouvrier, du pouvoir étatique lorsque la colère grognait dans les usines, renseignant ainsi la police sur les risques de grèves ou de débordement.

Avec le vote de la Loi Rilhac sur la direction d’école, une chose est sûre, le métier va changer. Le métier de la direction d’école bien entendu, mais aussi celui de celles et ceux qui font la classe avec désormais sur le dos en permanence une personne en charge de transmettre, avec une « autorité fonctionnelle », les consignes du ministère. L’Organisation Scientifique du Travail Enseignant a des conséquences désastreuses sur les métiers, sur la santé de celles et ceux qui l’exercent, et d’une manière générale sur la capacité du système scolaire à participer de l’émancipation individuelle et collective des citoyennes et citoyens. L’arrivée d’un contremaître dans les écoles va sans nul doute accélérer cette course furieuse à la taylorisation du travail enseignant.

Il reste à savoir quelle sera la résistance à ce tropisme. En particulier quelle place prendront les directrices et directeurs nouvellement nommé.e.s dans cette résistance. La plume d’Emile Zola peut alors servir de mise en garde pour nos collègues tenté.e.s d’endosser trop rapidement le costume du contremaître. Dans les mines et corons de Germinal, les contremaîtres s’appellent des porions, les chefs-mineurs, que sont Richomme et Dansaert par exemple. Lorsque la grève éclate à Montsou ou lorsque l’accident a lieu dans la mine, le premier est abattu par un soldat et le second finit licencié par le patron.

Car il est un fait tenace dans le mouvement ouvrier : les barricades n’ont que deux côtés !

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