« J’ai mis mes enfants dans le privé car les profs étaient trop absents dans le public », voilà en substance la première déclaration publique d’une ministre fraichement nommée à l’éducation Nationale, devant les caméras de télévision. Une technique centenaire visant à calomnier les travailleur.ses pour mieux les prolétariser.

Il aura donc fallu moins de 24 heures depuis sa nomination à la tête du ministère de l’Education Nationale (entre autres responsabilités) pour qu’Amélie Oudéa-Castéra ne sonne la charge d’une première attaque frontale contre les enseignant.es et leur prétendu absentéisme. Emboitant le pas de ses prédécesseurs, elle se livre à un artifice stratégique consistant à dénigrer l’organisation du travail des professeur.es pour mieux avoir la main dessus. Une technique héritée d’un F.W Taylor qui, au début du siècle dernier déjà, fustigeait la « flânerie naturelle[1] » de ses ouvriers afin de créer un climat général de de suspicion à l’égard de leurs compétences ; reprise par les politiques néolibéraux à l’égard des fonctionnaires, enseignant.es en tête. Qui veut tuer son chien …
Voilà donc notre nouvelle ministre qui justifie d’avoir sorti ses enfants du secteur public par « ces paquets d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées ». Habile manière de mettre en paroles les 15 millions d’heures de cours annuelles non remplacées tout en faisant jouer la petite musique qui raconte que les profs sont trop souvent absent.es. L’auditeur écoute le texte mais c’est la mélodie qui reste dans la tête. Pourtant, il serait facile de mettre en sourdine cette ritournelle.
L’absentéisme des profs : la fake-news
Tout d’abord, les profs ne sont pas si absent.es que ça. Un rapport de la cour des comptes en 2021[2] relevait que seulement 36% des absences des professeurs le sont pour des raisons de maladie[3] alors que près de 30% sont elles imputables à leurs obligations de service sur temps de classe. Dans une profession très féminisée (et où les congés maternités sont décomptés dans les absences pour maladie) où il n’y a pas 90 médecins de prévention pour 900 000 agents, où les conditions de travail se dégradent à vive allure et où l’exposition aux virus est quotidienne (petite dédicace à mes collègues de maternelle), vous ne trouverez pas une enquête qui montre qu’il y a davantage d’absentéisme chez les prof. Au contraire même, c’est plutôt un métier où il est dans la culture d’assurer son service même malade.
Ensuite, la plus petite honnêteté intellectuelle consisterait à reconnaitre que si des cours ne sont pas assurés c’est essentiellement à cause de la pénurie d’enseignant.es, et donc de remplaçant.es, conséquence mécanique des coupes budgétaires. Pour ne considérer que ces quelques dernières années, ce sont plus de 7000 postes qui ont été supprimés depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, avec encore 650 suppressions à prévoir à la rentrée 2024 dans les écoles. Dans une précédente note de blog[4] où nous affirmions que « cette pénurie n’est pas un accident ou le fruit d’une mauvaise gestion. Par la pression qu’elle exerce sur l’emploi elle est nécessaire à la mise en place d’une Organisation Scientifique du Travail enseignant qui en les prolétarisant favorise en retour cette pénurie ». La même logique est toujours à l’œuvre et la ministre ne peut l’ignorer.
Enfin, gageons que dans le privé aussi, parfois, des profs sont absent.es, qu’ils et elles n’y sont pas mieux formé.es ou plus compéten.tes, ni quoi que ce soit de plus ou de moins. La seule assurance qu’offre le privé c’est l’entre soi de la classe dominante et blanche. Si l’on fait, comme Amélie Oudéa-Castera, le choix de mettre ses enfants dans des établissements de prestige aux tarifs prohibitifs pour le commun des mortels, c’est pour ne pas qu’ils grandissent avec des gosses d’ouvrier, avec des enfants des quartiers populaires, avec des minots aux prénoms trop exotiques. Le choix du privé caractérise en premier chef un contournement de la carte scolaire.
L’absentéisme des profs : le mythe
Ainsi la musique jouée par la ministre sonne faux : l’école publique n’accueille pas plus mal les élèves et, si elle a des failles, elles sont dues à des mesures prises en grande partie par le courant politique qu’elle représente. Mais si la rumeur de profs bien trop absent.es est tenace, c’est qu’elle fait corps avec le mythe, qu’Oudéa-Castera contribue ainsi à entretenir.
Dans son ouvrage, Christian Salomon[5] nous montre que, depuis la fin des années 1980, ceux qui détiennent le pouvoir se dotent de techniques qui permettent de raconter des histoires afin de convaincre. Dans l’Éducation nationale, l’administration écrit la légende d’une école où tout va bien car les bonnes décisions sont prises par les dirigeants. Mais comme sur le terrain les parents constatent que tout ne va pas bien, il faut reporter la faute sur les profs, créer un « storytelling » dans lequel le travail de l’enseignant est la cause des maux de l’institution. Pour cela, le pouvoir politique peut compter sur le « prof-bashing », ces petites histoires qu’il laisse s’exprimer, voire qu’il nourrit, pour participer au dénigrement des enseignant.es et de leurs compétences professionnelles. Pour imposer la mise au pas des travailleuses et des travailleurs, il faut d’abord les décrédibiliser, et c’est la fonction sociale de ce mythe. Des histoires racontées dans les ministères de ces maîtresses de maternelle uniquement bonnes à « changer les couches des enfants[6] », de ces enseignant.es qui préfèrent « cueillir les fraises[7] », voire qui « fabriquent de la dyslexie[8] ». Ces propos nourrissent des stéréotypes déjà bien ancrés dans le fantasme populaire d’enseignant.es tout le temps en vacances (wokistes et islamo-gauchistes de surcroit) dans un récit qui éloigne ces dernièr.es des familles. On les retrouve alors dans des médias qui répètent ce scénario, diffusent des résultats d’enquêtes internationales où l’école française est pointée du doigt et ouvrent leurs tribunes à des essayistes qui comparent l’école à une grande garderie pour crétins. Que ce soit dans l’imaginaire collectif ou dans la bouche de ministres, si la fable raconte que les enseignant.es sont d’éternel.les fainéant.es, la morale accordera qu’il faut les mater.
Dénigrer pour mieux prolétariser
Cela prépare le terrain, favorise, rend acceptable (voire souhaitable) la mise sous tutelle de l’expertise professionnelle, la confiscation des critères du bon travail, en un mot la prolétarisation des enseignant.es que nous dénonçons au fil des notes de ce blog. Dire que des heures de cours ne sont pas remplacées permet de proposer des nouvelles formes d’organisation du travail davantage « rationalisées » à base de formations pendant les vacances, d’annualisation des heures de travail, d’enseignement de plusieurs disciplines ou pourquoi pas dans un futur proche d’assurer le remplacement par des cours en distanciel (non, non, ce blog n’est pas celui de Cassandre). Le storytelling à base prof-bashing a donc un intérêt « direct » pour une institution soucieuse de faire des économies. Mais aussi une fonction indispensable pour un projet plus en profondeur, qui s’exécute en sourdine loin des écrans radars, et qui consiste à prolétariser toute une profession.
Le lendemain de sa nomination rue de Grenelle, Amélie Oudéa-Castera a raconté, en quelques phrases bien choisies, l’histoire d’une école où les profs sont trop absent.es. Une histoire fausse bien entendu mais qui laissera des traces dans l’imaginaire collectif … ou bien suscitera suffisamment de colère pour forcer sa démission. La ministre montera-t-elle alors sur le podium pour recevoir sa médaille d’or des ministres ayant eu la plus petite durée d’exercice de la 5ème République[9] ?
[1] Taylor, F.W., Études sur l’organisation du travail dans les usines, BNF, Hachette, 1907, p.319.
[2] https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/282707.pdf
[3] Dont une partie imputable à la perte de sens de leur activité (https://www.humanite.fr/societe/education-nationale/frederic-grimaud-les-professeurs-des-ecoles-expriment-une-vraie-souffrance-734351)
[4] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/020622/le-manque-d-enseignantes-source-et-produit-de-l-oste
[5] Salomon,C., Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
[6] Il s’agit là des propos tenus par le ministre Xavier Darcos en 2008 durant une audition devant la commission des Finances du Sénat : « Est ce qu’il est vraiment logique, alors que nous sommes si soucieux de la bonne utilisation des crédits délégués par l’État, que nous fassions passer des concours bac +5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants ou de leur changer les couches ? »
[7] En référence à un point presse durant le confinement où la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a proposé que « les enseignants qui ne travaillent pas en ce moment » aillent prêter main forte aux agriculteurs pour la récolte des fraises.
[8] « Si on n’a pas suffisamment appris à l’enfant à bien analyser une phrase, si on l’a fait entrer dans la lecture en lui faisant photographier mentalement des mots, au lieu de lui donner une vraie conscience rigoureuse des lettres et des sons, on peut provoquer de la dyslexie. » https://www.leparisien.fr/societe/jean-michel-blanquer-l-autorite-doit-etre-retablie-dans-le-systeme-scolaire-13-11-2017-7389060.php
[9] Notons que l’actuel record de 9 jours est détenu par Thomas Thévenoud ex-aequo avec Léon Schwartzenberg