La récente polémique autour des propos calomnieux de l’ancien président Nicolas Sarkozy aura eu le mérite de mettre un coup de projecteur sur une réalité que personne n’ignore : les enseignant·es travaillent davantage que 24h par semaine ! Mais est-ce la seule dimension du travail hors la classe ?

1°) Retour sur une polémique
Sarko le méprisant de la République
Tout commence le 8 novembre dans le Var lorsque l’ancien président Nicolas Sarkozy, devant un parterre de personnalités sympathiques comme Kasbarian, Dussopt ou Gattaz, décide de faire une petite sortie contre les enseignant.es. Ces dernièr.es, selon lui, ne travailleraient « que 24h par semaine et (il faut dire les faits !), 6 mois par an ». La salle pouffe de rire comme lors d’un one man show où le comique, non sans humour, rétablit quelques vérités. Tout commence le 8 novembre à Saint Raphaël donc, lors des « rencontre de l’avenir » que les Républicains ne peuvent imaginer sans destruction des Services Publics, école en tête.
Le profbashing comme art stratégique du management
En réalité, Nicolas Sarkozy s’inscrit dans un mouvement général de « profbashing », qui va du vieux Bidochon que vous croisez au PMU du coin à Amélie Oudéa Castera, de votre « tonton relou » qui flingue le repas de famille à Xavier Darcos. D’un bout à l’autre de la société le même refrain : les fonctionnaires sont des fainéant.es, en particulier les profs. Dans la bouche de politiques, ces propos semblent parfois déconnectés et dis sans véritable sérieux, mais ils peuvent aussi parfois se dire avec sérieux et gravité, et faire très mal, comme lorsque Jean-Michel Blanquer ministre déclarait que des profs peuvent « provoquer de la dyslexie »[1]. Ces propos, nous en avons déjà parlé dans une précédente note de blog[2], participent à une forme de « storytelling »[3], une histoire, un mythe, qui raconte que l’école va mal et que c’est en partie imputable aux enseignant.es qui ne se retroussent jamais assez les manches. Ce storytelling cache deux objectifs majeurs. Tout d’abord, il permet de justifier des économies budgétaires sur le dos des catégories les plus populaires. Sarkozy le prouve bien dans son intervention puisqu’il enchaine directement par « nous n’avons pas les moyens d’avoir 1 million d’enseignants dans ce pays ». Comprenez : « Nous n’allons tout de même pas mettre à contribution les plus riches de ce pays, taxer les actionnaires ou rétablir un impôt sur la fortune, pour payer aux gosses d’ouvriers des profs qui ne foutent rien ». La ficelle est grosse mais elle permet de maintenir le gigot au four. Ensuite, ce storytelling permet à une organisation managériale du travail de déployer une série de prescriptions descendantes censées venir inverser la tendance d’une école malade de ses profs, à grand coup de petits guides multicolores, de protocoles, d’outils innovants et autres leviers de la taylorisation du travail des enseignant.es que ce blog tente de déconstruire.
Les petites phrases méprisantes envers les enseignant.es servent ainsi un plus vaste projet, celui de rebattre les cartes de notre modèle social hérité de l’après-guerre.
La réaction de profs
Si les propos de l’ancien président font mal aux enseignant.es, c’est parce que ce sont des travailleuses et des travailleurs, et lorsque l’on touche à leur métier, on touche à leur essence. Insulter le métier de quelqu’un, c’est l’insulter en personne, dans son humanité. C’est pour cela que la réaction des profs a été immédiate, nous avons pu la voir sur les réseaux sociaux, dans les salles de profs, dans l’expression des directions syndicales. Bien que tardivement, la ministre de l’Éducation a également exprimé une forme de solidarité avec le corps enseignant. Mais il faudra attendre le 22 novembre pour qu’un professeur des écoles, Sébastien Fournier, par ailleurs syndicaliste à la FSU-SNUipp13, rétablisse l’honneur sali d’un million de ses collègues. Profitant d’une séance de dédicace de Nicolas Sarkozy, cet enseignant des quartiers nord de Marseille vient lui dire tout haut et face caméra ce que nous sommes si nombreuses et nombreux à avoir pensé : « Vous n’avez pas honte ! ». Rétablissant alors une vérité mathématique incontestable : le travail des enseignant.es ne se limite pas au temps devant élève, il met en difficulté l’ancien président qui n’aura pour s’en sortir que l’option du mépris qu’on lui connait et un service d’ordre musclé.
2°) Oui les profs travaillent en dehors de la classe
42h53 minutes, 42h18 min … ?
Sébastien Fournier a porté au débat public un élément fondamental : le travail des enseignant.es, et ce quelques soient les sources, se situe en moyenne autour de 42 voire 43 heures hebdo. Ce temps comprend bien entendu les corrections et les préparations, mais également tout un tas de tâches qui incombent aux enseignant.es. En écrivant cette note de blog je me demande s’il est vraiment nécessaire de développer ce paragraphe tant j’ai l’impression de montrer quelque chose que tout le monde connait, comme un astronome qui tenterai de prouver que la lune existe alors que tout le monde la voit dans le ciel. En même temps, il arrive que lorsque les astronomes montrent la lune, les imbéciles eux …
Un temps en constante augmentation
Donnons alors quelques résultats issus d’une recherche menée dans les Bouches du Rhône[4], dans le cadre méthodologique de la clinique de l’activité, auprès de professeur.es des écoles participant au « chantier travail de la FSU-SNUipp ». Les éléments d’une enquête exploratoire montrent la diversité des tâches accomplies par les professeur.es des écoles en dehors des 24 heures devant élèves et des 108 heures annuelles cadrées par leur administration. C’est d’ailleurs un des résultats principaux de notre enquête : la très grande diversité des tâches à accomplir, allant de l’auto-formation à la rencontre avec des acteurs de l’école inclusive en passant par le rangement de la BCD, la mise à jour du blog de l’école, l’impression de photos, l’emprunt de livres à la médiathèque, la préparation de la kermesse … et bien entendu la fameuse « lecture des mails ». Ce temps de travail déborde largement sur l’ensemble de la vie personnelle des professeur.es, il mord sur leur vie privée et semble ne pas avoir de bornes. Et pour cause, une des caractéristiques du travail que l’on ramène à la maison est justement d’empiéter sur la vie de famille, d’envahir chaque temps personnel. De plus, ce temps de travail s’est, d’après 70% des enseignant.es interrogé.es, considérablement alourdi ces dernières années. Nous étions en 2017, avant la crise sanitaire et l’inflation du numérique et l’essentiel de cette inflation du temps de travail hors la classe était alors imputable à des tâches administratives.
3°) Derrière le temps de travail, le sens
C’est dans cette dernière caractéristique du travail hors la classe des professeur.es des écoles qu’il faut aller chercher l’élément le plus fondamental pour qui veut expliquer ce qui se joue dans l’activité des enseignant.es lorsque les élèves ne sont pas là. Ce que les sujets de notre recherche ont identifié comme « une inflation des tâches administratives » permet de comprendre la mécanique du Nouveau Management Public. Fait de « reporting » permanent, cette nouvelle manière d’organiser le travail est basée sur la production d’indicateurs chiffrés censés permettre une optimisation des politiques publiques. Le travail des enseignant.es devient, en partie, dédié à la production de ces indicateurs chiffrés, ceci expliquant alors la sensation d’une inflation des tâches administratives, celles qui n’ont pas de lien avec le cœur du métier (les apprentissages des élèves) mais qui visent à satisfaire l’appétit sans limite des nouvelles formes d’organisation managériales du travail. Cet densification de la tâche est également mise au service d’une volonté de toujours occuper le travailleur.se, qui sans cela serait, comme le notait Taylor à la fin du 19° siècle, naturellement enclin à la « flânerie »[5].
Occuper les enseignant.es à des tâches qui n’ont pas de lien avec son métier nous apparaît alors comme une technique managériale, nécessaire aux nouvelles formes d’organisation du travail mais brouillant le sens de l’activité de ces dernièr.es.
4°) Dépasser la question des conditions de travail pour parler du sens
Or le sens du travail, c’est ce qui permet aux enseignant.es de se maintenir en bonne santé car ils et elles peuvent se reconnaitre dans ce qu’iels sont. Pour le dire autrement, passer 2 heures un samedi soir à préparer une séquence autour d’un album que l’on aime et avec lequel on pense que les élèves vont pouvoir faire tels ou tels apprentissages, c’est moins « fatiguant » que de passer 30 minutes à remplir un tableau Excel pour répondre à une injonction de l’administration dont on peine à voir le sens. Les enseignant.es ne demandent pas tant à travailler moins de temps qu’à pouvoir se reconnaitre dans ce qu’iels font. Ce qu’Yves Clot, dans la postface du livre « Le travail hors la classe des professeur.es des Ecoles » exprime ainsi : « Le travailleur n’est pas seulement reconnu par quelqu’un (son inspecteur par exemple) ou quelque chose (l’institution), mais il se reconnaît dans quelque chose. Ce quelque chose, cette histoire commune, cet ensemble de techniques et de mots partagés, c’est le métier. Le métier offre la possibilité de se reconnaître soi-même dans ce qu’on fait : il faut que les choses soient défendables à ses propres yeux. Et le métier est à ce titre une source de reconnaissance. Je ne nie pas que le besoin d’être reconnu par la hiérarchie existe. Mais même reconnu par son inspecteur, si on ne se reconnaît pas soi-même et avec ses collègues, l’impuissance persiste. Alors qu’inversement, dans une situation où on n’est pas reconnu par la hiérarchie mais où l’on se reconnaît dans ce que l’on fait, la puissance ne disparaît pas. La fonction du métier comme technique et comme histoire symbolique dans le processus de reconnaissance est vitale. Et ce, jusque dans les détails »[6]. Et ce même hors la classe, et ce même quand un ancien président tente de vous dénigrer.
[1] « Si on n’a pas suffisamment appris à l’enfant à bien analyser une phrase, si on l’a fait entrer dans la lecture en lui faisant photographier mentalement des mots, au lieu de lui donner une vraie conscience rigoureuse des lettres et des sons, on peut provoquer de la dyslexie. » https://www.leparisien.fr/societe/jean-michel-blanquer-l-autorite-doit-etre-retablie-dans-le-systeme-scolaire-13-11-2017-7389060.php
[2] https://blogs.mediapart.fr/fredgrimaud/blog/140124/le-prof-bashing-denigrer-les-enseignant-es-pour-mieux-reorganiser-leur-travail
[3] Salomon,C., Storytelling : La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.
[4] https://www.syllepse.net/le-travail-hors-la-classe-des-professeurs-des-ecoles-_r_84_i_712.html
[5] Taylor,F.W, (1927). Principes d’organisation scientifique. BNF, Hachette, p.319.
[6] Clot,Y, (2017). Le métier : problème ou solution pour l’institution?, dans Grimaud,F., Le travail hors la classe des professeurs des écoles. Syllepse, 2017.