C’était dans les tuyaux mais l’édition d’un nouveau-nouveau programme en maternelle pour 2021 peut surprendre par sa proximité chronologique avec ses précédents. En réalité, c’est dans le changement perpétuel de la prescription que se logent les ressorts d’une Organisation Scientifique du Travail Enseignant qui repose en grande partie sur la subordination des travailleur.e.s à son égard.

Entre gestion des cas contacts et préparation de la fête de l’école en mode sanitaire, les maîtres et les maîtresses de maternelle peuvent se réjouir : un nouveau-nouveau programme entrera en vigueur à la rentrée 2021. Pour se consoler de l’annulation des festivals cet été, ils et elles pourront au moins plancher sur les nouvelles prescriptions qui leurs sont faites pendant les vacances. Mais pour ce blog qui se consacre à décortiquer l’Organisation Scientifique du Travail Enseignant, c’est l’occasion de se pencher sur ces successions de consignes ministérielles qui changent à un rythme effréné.
En effet dans les écoles maternelles, un nouveau programme en chasse un autre à des dates qui tendent à se rapprocher : 1986, 1995, 2002, 2007/2008, 2015, 2020…et maintenant 2021. L’encre d’un programme est-elle à peine sèche qu’un nouveau-nouveau programme est annoncé. Et voici celui de 2021. Je ne commenterai pas ici le fond de ce nouveau-nouveau programme de maternelles, dont on pouvait suspecter le contenu. La note du CSP qui nous en a fait découvrir les soubassements (recentrage sur les fondamentaux, pilotage par les évaluations…) a été brièvement analysée dans un article précédent de ce blog. C’est uniquement la « nouveauté permanente » comme outil de management qui nous intéresse ici. Cette obsession apparente de l’Education Nationale pour la nouveauté qui fait que ce nouveau programme 2021 se rajoute au « programme avec modifications apparentes » de l’année 2019-2020 ou encore au « programme consolidé » du 30 juillet 2020.
Qui arrive encore à suivre ce qui est demandé aux enseignant.e.s ? Ce nouveau-nouveau programme sorti cette semaine renforce le flou de la prescription officielle qui leur est faite et doit nous interroger sur le sens de ces injonctions descendantes qui changent comme on change de chemise.
Pour les travailleur.se.s, la prescription est fondamentale pour ce qu’elle dit de ce qui est à faire. Sans prescription pas de tâche. A l’école, le programme est une prescription primaire incontournable mais aussi un artefact, au sens de Rabardel[1], c’est à dire un moyen d’action pour le sujet. Les enseignant.e.s s’y réfèrent pour construire leurs progressions, préparer leurs classes, sélectionner leurs supports pédagogiques … Le programme est indispensable à la réalisation de la tâche, à la définition du but de l’activité de travail. Mais comme le montre l’ergonome, son instrumentation est un processus ; un processus qui prend du temps.
Le « changement de programme » devient alors un outil au service de l’OSTE car il ne laisse pas le temps aux professeur.e.s de mettre ces réformes à leurs mains, d’en faire les instruments efficaces de leur activité. Non seulement les enseignant.e.s ne sont pas impliqué.e.s dans la conception de ces programmes, non seulement ils et elles sont privé.e.s des temps collectifs permettant de mettre en cohérence ces programmes avec les réalités de leurs situations de travail, mais en plus ils et elles ne peuvent pas prendre le temps de se les approprier. Ils et elles sont de facto placé.e.s dans un véritable inconfort professionnel qui les incite à se raccrocher à ce qui leur permettra d’agir sur le terrain : les consignes des cadres intermédiaires, les guides de bonnes pratiques, les injonctions hiérarchiques… L’enchaînement rapide des programmes scolaires ne permet pas de les rendre opérants pour les professeur.e.s des écoles mais il permet de subordonner ces dernièr.e.s aux logiques managériales.
De plus, en modifiant régulièrement les programmes, le métier entendu comme l’histoire et la culture d’une profession, n’a pas le temps de fabriquer et d’intégrer de nouvelles normes. Les professeur.e.s des écoles oublieront vite les programmes de 2020, de 2015, de 2008… et ainsi de suite. Le management fabrique de « l’amnésie » écrit Linhart[2] et « les pratiques de changement qui se systématisent […] (visent à) déstabiliser les salariés pour qu’ils perdent une partie de leurs repères, ainsi que leur confiance en leur savoir faire ». C’est, ajoute-t-elle, la « disqualification incessante de ce que l’on est, de ce que l’on fait, de son travail ». Si les travailleur.se.s peuvent se reconnaitre dans ce qu’ils et elles font, dans leur métier, il nous faut nous alerter sur cette manière de déstabiliser leur culture professionnelle comme mémoire collective qui les rend ainsi plus fragiles. Affaibli.e.s, dépossédé.e.s de leurs compétences, ils et elles perdent du pouvoir sur leur travail et sont alors d’avantage dociles aux réformes.
Ainsi le nouveau-nouveau programme de 2021 arrive-t-il dans les salles des maîtres avec ce double objectif : d’une part placer les professeur.s des écoles dans l’inconfort professionnel pour mieux les subordonner, et d’autre part briser leur confiance en elles et en eux pour mieux… les subordonner. En retour, l’OSTE s’en retrouve renforcée dans sa capacité à modifier le métier des professeur.e.s des écoles selon des finalités que les lectrices et lecteurs de ce blog commencent sans doute à entrevoir.
[1] Pierre Rabardel, Les hommes et les technologies, Armand Colin, Paris, 1995.
[2] Danièle Linhart., La comédie humaine du travail, érès, Toulouse, 2019.