En ce 31 juillet 2022, nous publions un texte en hommage à Jean Jaurès, assassiné pour ses idées, qui peut nous donner matière à penser, avec lui et au-delà, la question de la liberté dans le travail enseignant. Député peu avant l’avènement du paradigme taylorien, Jaurès nous offre des éléments pour dessiner une école débarrassée de l’OSTE.

1°) La lettre aux instituteurs[1]
On retiendra d’abord la lettre écrite par Jaurès aux instituteurs, dont Jean-Michel Blanquer a proposé une lecture caviardée en 2020 en hommage à Samuel Patty. Dans cette lettre, Jaurès s’adresse aux enseignant.e.s en leur parlant du « pourquoi » de leur travail et en évitant le « comment ». Une posture aux antipodes des politiques menées par les ministres de ces dernières années, Blanquer en tête, arc-boutés sur la manière dont les professeur.e.s doivent exécuter leurs tâches.
Jaurès, lui, dresse des grandes lignes, pose des valeurs et se garde bien de fermer ses prescriptions sur l’organisation du travail enseignant. Il met notamment la focale sur deux incontournables : les savoirs (et notamment le savoir lire) et « les grandes choses de ce monde ». Cela demande selon lui une robuste formation intellectuelle des maîtres et maitresses : « … Pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ». On peut évidemment discuter les propos de Jaurès sur la pédagogie à une époque où sa définition par Ferdinand Buisson ne datait que d’une année. On peut discuter également de cette « curiosité naturelle de l’enfant » qui au fond laisse penser qu’il suffit que le maître parle pour que l’élève apprenne. On peut même discuter des valeurs véhiculées par un Jaurès pas encore socialiste, de sa vision d’une humanité civilisée s’opposant à une autre plus barbare. Mais ce qui nous intéresse dans cet article, c’est l’importance pour lui de miser sur le corps enseignant et les valeurs qui le fondent pour faire le travail. Si Jaurès met la barre haute concernant l’édification d’une république sociale, il semble destiner en confiance (sic !) cette mission aux maitres et maitresses dont il reconnait en creux l’expertise.
Comme il ferait confiance à un cordonnier pour fabriquer une paire de chaussures, à un coutelier pour faire une lame aiguisée ou à une dentelière pour broder avec talent, Jaurès fait confiance aux instituteurs et institutrices pour « offrir la justice à des cœurs tout neufs ». Nous sommes à une époque où l’artisanat tient son rang dans la division du travail. Ce que Marx appelle « la production manufacturière »[2] et dont il prophétise le déclin au profit de l’industrie capitaliste, doit sa puissance sociale (encore un terme emprunté à Marx[3]) aux métiers, c’est-à-dire à l’histoire et à la culture des professions, et aux valeurs qui les sous-tendent. En effet le métier est pétri de valeurs et Jaurès le rappelle avec force dans sa lettre aux instituteurs. Valeurs intrinsèques d’une profession ou valeurs d’une institution dans laquelle le fonctionnaire travaille et dont il est porteur lorsqu’il organise son activité : «le travailleur lui-même est aussi porteur de ses propres sources internes de prescription : en premier lieu ses valeurs »[4] rappelle un ergonome. Cet axiome constitutif du travail humain est d’autant plus vrai pour les fonctionnaires, en l’occurrence ici les enseignant.e.s, dont Jaurès rappelle qu’ils et elles sont « responsables de la patrie ».
2°) L’OSTE c’est le contraire : dévitaliser le métier en le technicisant.
Marchant dans les pas de Taylor, les ministres successifs de l’Education en ce début de 21° siècle, empruntent un tout autre chemin dont l’analyse est l’objet de ce blog. Autant le dire, après des mois à parcourir et décrypter les écrits de Taylor ou de Blanquer, la lecture de la lettre de Jaurès 108 ans après sa mort fait le même effet qu’une bouffée d’air pour un apnéiste remonté à la surface. Elle nous rappelle cette époque de 1888 où l’organisation du travail enseignant n’était pas encore « scientifiquement organisée ».
5 ans plus tôt c’est Jules Ferry[5], célèbre ministre de l’Instruction Publique, qui réduisait ainsi la consigne donnée aux instituteurs et institutrices : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ». C’est léger certes, mais reposant après les dizaines de protocoles, de guides pédagogiques, de prescriptions contradictoires, de BO… qui se sont succédés ces quelques dernières années. Ferry ne fonde ses « conseils » aux instituteurs que sur les programmes : « Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement : le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples, de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. » et leur rappelle que « Vous avez autant de liberté que de responsabilité ».
La liberté ! On y arrive…
Mais avant constatons que quand Jules Ferry propose de s’en tenir aux programmes en toute liberté, Blanquer souhaite dans sa définition de l’école : « accompagner les programmes existants d’un cadre pédagogique très précis afin de privilégier les pédagogies qui sont efficaces »[6]. Et lorsque Jean Jaurès fustige : « Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence », Blanquer propose de « bâtir un système d’évaluation robuste et transparent avec des systèmes d’indicateurs permettant de mesurer les performances des établissements et les acquis des élèves ». A la liberté et à l’initiative des uns s’oppose, 100 ans plus tard, des logiques de déqualification du métier par les autres qui sonnent comme autant d’attaques contre la fonction publique d’état.
Lorsque Jaurès s’adresse aux enseignant.e.s, il donne des directions générales et fait des programmes scolaires la clé de voute de la prescription faite aux enseignante.s. C’est que Jaurès a une haute estime de la République et qu’il mène un combat acharné pour placer le peuple au centre de l’élaboration de la société. 2 ans avant sa lettre aux instituteurs, il écrira sur les programmes scolaires : « Le jour où les programmes seraient contrôlés par l’expérience même des enfants du peuple, le jour où les travailleurs pourraient dire ce qui les a le plus soutenus dans les combats de la vie, ce jour-là nous aurions des programmes mieux adaptés aux exigences de la vie quotidienne. Ainsi, vous inspireriez à l’Education populaire, non pas la pensée captive et refroidie de quelques fonctionnaires enclins au repos, mais l’âme ardente et libre du travail humain »[7]. Pour le tribun, les directions prises par l’école ne doivent pas être dictées par une pensée captive et refroidie et ainsi la prescription faite aux enseignant.e.s doit être le reflet des aspirations du monde du travail. Des paroles qu’il est bon de relire et auxquelles nous rajouterons la nécessité, pour les mettre en œuvre, que l’organisation du travail enseignant vienne du milieu même de son activité : la classe.
Lorsque Jaurès parle des programmes scolaires, il est aux antipodes d’une vison utilitariste et marchandisée de l’école dont la fonction principale serait de servir les intérêts des patrons. A l’opposé aujourd’hui se profile une institution scolaire faite de « Harvards du professionnel »[8] que le président Macron en campagne voudrait « d’avantage ouverte aux entreprises ». Sans doute en septembre se dessineront les grandes lignes de la réforme de l’enseignement professionnel, confiée à une secrétaire d’Etat, Carole Grandjean, désormais placée sous la double tutelle du ministre du travail (et du plein-emploi et de l’insertion) et de celui de l’éducation nationale (et de la jeunesse). On sait déjà que ce sera un palier de plus vers la mainmise du patronat sur l’enseignement professionnel public et que dans ce sillage le collège, mais aussi l’école élémentaire, seront embarqués dans le tourbillon de la « professionnalisation »[9] de l’école publique. Au-delà de pouvoir offrir au patronat les qualifications qu’il attend, l’école va ainsi façonner les âmes, celles que Jaurès voyait entre les mains des instituteurs, dans une mécanique néolibérale.
3°) Jaurès : Pas de liberté sans liberté du travail.
Voilà un point fondamental que nous partageons avec Jaurès[10] et que nous répétons à longueur de blog. Baser l’organisation du travail sur les valeurs est sans doute un puissant organisateur de l’activité et peut générer une liberté en trompe l’œil lorsqu’une république devient très dirigiste. Mais dans nos articles, nous analysons l’OSTE comme une façon contemporaine de penser le métier inspirée de la philosophie de F.W.Taylor. Les écrits de Jaurès sont alors là pour nous rappeler que ça n’a pas toujours été comme ça et que l’enseignant.e n’a pas toujours été, dans l’histoire du métier, considéré.e comme une personne potentiellement oisive dont il faudrait organiser au plus près le travail, selon des procès « scientifiquement validés » afin de le rendre « efficace ». La liberté dans le travail des enseignant.e.s n’a pas toujours été remise en cause comme ces dernières années, dans un mouvement général avatar du nouveau management public et signe d’un changement complet de paradigme.
On prête à Jaurès cette célèbre formule : « Le premier des droits de l’homme c’est la liberté individuelle, la liberté de la propriété, la liberté de la pensée, la liberté du travail ». Une citation qui, comme bien d’autres de Jaurès, servira aux tenants du libéralisme pour justifier leurs politiques. Ici nous ne doutons pas que Jaurès fut du côté des travailleurs, dont il n’a eu de cesse de défendre la diminution du temps de travail. Et bien que sa formule concerne plutôt la liberté d’exercer une profession [11] et masque les rapports d’exploitation capitaliste, elle ouvre une réflexion importante sur laquelle nous finirons cet article en différenciant la liberté « du » travail énoncée par Jaurès et la liberté « dans » le travail dont ce blog n’a de cesse de faire l’éloge.
4°) Au-delà de Jaurès : la liberté dans le travail
Lorsque Jaurès lance cette phrase, nous ne sommes pas encore dans l’ère du taylorisme. Cette assertion révèle l’importance que chaque citoyen puisse travailler et pose la liberté du travail comme fondamentale dans le panel des droits humains. Mais elle ne dit rien sur l’importance de la liberté « dans » le travail, c’est-à-dire la liberté d’organiser son propre travail, qu’Yves Clot appelle « le pouvoir d’agir des professionnels sur leur milieu de travail, sur l’organisation et sur eux-mêmes »[12] lorsqu’il définit l’action de la clinique de l’activité pour changer le travail. Or nous constatons à chaque nouvel article de ce blog combien la liberté « dans » le travail est fondamentale. Combien elle est nécessaire à la bonne exécution de la tâche et donc à la qualité du service public d’éducation ; combien elle donne du sens à l’activité des professeur.e.s et garanti en partie leur santé au travail ; combien elle est nécessaire au développement d’une école, et donc d’une société, d’avantage égalitaire. C’est aujourd’hui non seulement une liberté à défendre mais à conquérir, y compris dans le travail enseignant. Défendre la liberté dans le travail c’est défendre un métier en passe de déqualification et dont certains verraient l’asphyxie d’un bon œil. Cette liberté confisquée caractérise un travail corseté par le néolibéralisme et une profession prisonnière par la pensée de Taylor, dans laquelle les enseignante.s sont prolétarisé.e.s. A l’instar d’un Jaurès qui se demandait ce que serait une société où les élèves ne sont pas libres et éclairés, nous pouvons aujourd’hui nous demander ce que serait une société où les professeur.e.s des écoles ne sont pas libres et éclairé.e.s.
[1] Journal « La Dépêche » du 15 janvier 1888.
[2] Dès le livre 1 du capital.
[3] Et Engels, en l’occurrence ici dans « L’idéologie allemande ».
[4] F. Daniellou, (2002). Le travail des prescriptions. Conférence inaugurale au 37ème Congrès de la
SELF, les évolutions de la prescription, Aix-en-Provence. Consulté à l’adresse
http://www.ergonomie-self.org/actes/congres2002.html.
[5] Consultable ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Jules_Ferry_-_Lettre_aux_instituteurs,_1883
[6] J.M.Blanquer, l’école de demain, Odile Jacob, 2017.
[7] Jean Jaurès, discours à la chambre du 21 octobre 1886.
[8] C’est ainsi que répond l’ancien ministre à un auditeur de Radio France à la minute 18.30 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/jean-michel-blanquer-il-y-a-eu-des-images-choquantes-car-on-est-dans-un-climat-de-violence-exceptionnelle-3907841
[9] J’emprunte ce terme à Laval, Vergne, Clément & Dreux dans « La Nouvelle école capitaliste », La découverte, 2011. Les auteurs nous alertent sur « les nouveaux modèles de formation en préparant mentalement les jeunes à la nécessaire gestion individuelle de leur stock de compétences et à leur réadaptation continuelle à des contextes productifs et organisationnels en changement constant » (p.96)
[10] https://travailleraufutur.fr/lecole-le-travail-et-la-liberte-2/
[11] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000006501995/ :Loi du 17 mars 1791 « « Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’il trouvera bon. »
[12] Y.Clot & M.Gollac., Le travail peut-il devenir supportable, Armand Colin, 2014, p.130.