Simone Weil : le beau contre l’OSTE

Le 24 août marque le jour de la mort de la philosophe Simone Weil. A une époque où les enseignant.e.s peinent à mettre du sens dans leur activité, cette note de blog rend hommage à celle qui, à contre-sens de l’OSTE, a pensé le beau dans le travail.

Simone Weil est une philosophe française, résistante et militante, qui malgré un décès à un jeune âge (34 ans) a laissé les traces d’une pensée puissante, notamment concernant le monde du travail à l’aube de la taylorisation. Sans être spécialiste de l’œuvre intellectuelle complexe de cette révolutionnaire, marxiste anti-autoritaire et chrétienne, la lecture de ses textes, notamment « La condition ouvrière », peut éclairer les notes de ce blog qui cherche à comprendre la mécanique de l’Organisation Scientifique du Travail à l’œuvre dans les écoles. A une semaine de la rentrée des classes, les écrits de Simone Weil sonnent comme une prophétie annonçant l’OSTE, 78 ans jour pour jour après sa mort.

Taylorisme et rationalisation

Lorsqu’il pose les bases de ses « propositions pour une Education nationale rénovée », Jean-Michel Blanquer ambitionne de « réinventer la rationalité au 21° siècle »[1] (p.12). Se posant comme un héritier de la pensée cartésienne, il propose de « bâtir une méthode de l’objectivation au service de la liberté » (ibid). Si l’on veut comprendre comment cette volonté, qui s’exprime au sommet de la hiérarchie de l’Education nationale, a pour effet de soumettre chaque jour un peu plus, au bas de la pyramide que sont les salles des maîtres, les professeur.e.s des écoles à une organisation de type taylorienne de leur tâche, il suffit de se pencher sur les ouvrages de Simone Weil. Celle-ci fait du taylorisme et du rationalisme des synonymes, et dès lors parler de Taylor comme nous le faisons dans ce blog, revient à parler du rationalisme. Penser la taylorisation cela « permet de voir de quelle manière s’est orienté ce système à son début. Elle permet même, mieux que tout autre chose, de comprendre ce qu’est, au fond, la rationalisation elle-même » (p.310)[2].

Tout comme Taylor a voulu rationnaliser le travail des ouvriers de l’automobile, Blanquer, dans la continuité de ses prédécesseurs, tente de rationaliser le travail des professeur.e.s des écoles en imposant « la diffusion de pratiques et de techniques pédagogiques inspirées par la recherche et fondées sur les meilleurs standards scientifiques internationaux » (p.25). Weil explique alors qu’il y a plusieurs formes de rationalisation mais qu’ « elles ont toutes des points communs et se réclament toutes de la science, en ce sens que les méthodes de rationalisation sont présentées comme des méthodes d’organisation scientifique du travail » (p.303). Blanquer, tout comme Taylor, en ayant l’obsession de rationaliser le travail et en focalisant sur ses résultats mesurables, met en place une véritable Organisation Scientifique du Travail caractérisée par la volonté d’améliorer les critères d’évaluations des procès, même au prix de la négation du travail comme activité humaine.

Pour cela Taylor a eu le souci permanent d’augmenter les cadences. Il a cherché scientifiquement les meilleurs procédés pour avoir les meilleurs résultats, fixant son attention sur la production et pas sur les hommes et les femmes qui la font. Cela ne vous fait pas penser à un ministre ?

La belle ouvrage

Les lecteurs de cette note pourraient penser : « Après tout, pourquoi ne pas tout rationaliser si cela améliore globalement le système de production ? ». Déjà, nous savons avec Friedmann[3] que la taylorisation n’a apporté que l’illusion d’une amélioration des procès. Mais elle a en revanche surtout permis une précarisation fulgurante des travailleur.se.s, que le sociologue nomme « déqualification ». Mais Simone Weil montre alors avec talent que la rationalisation au travail empêche « le beau », qu’elle met en en berne cette dimension essentielle de l’œuvre humaine.

En effet, selon la philosophe, le beau est au fondement de ce qui fait tenir les hommes et les femmes au travail. Si la laideur se loge dans l’objectif assigné par l’organisation du travail rationalisée, la beauté elle est dans le geste professionnel, dans la solidarité du collectif, dans le désir de bien faire. Le laid est dans les ordres qui rendent les humains dociles, qui font qu’au travail rationalisé, « la pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri » (p.60). Le beau est au cœur du métier. Simone Weil a alors cette expression remarquable : « La belle ouvrage ». La belle ouvrage que l’on peut voir dans le travail de cette enseignante ou de cet enseignant qui met son intelligence et sa créativité en route pour mener ses élèves sur le chemin de l’émancipation. La belle ouvrage que sont ces bricolages mis en place dans la classe pour permettre à chaque enfant de progresser. La belle ouvrage qui enrichit chaque jour le métier de nouveaux gestes, de nouvelles techniques, qui se partageront avec le reste de la profession. 

Et face à la difficulté du travail quotidien, « Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu’un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c’est la beauté.[…] » (p.423)

Rythme et cadence

Rajoutons que selon Simone Weil, le beau au travail ne se loge pas dans la cadence mais dans le rythme. Elle oppose « le rythme qui correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain » à « la cadence imposée par le chronométreur ». La cadence tend à annuler les pauses, les silences, ces moments « d’immobilité et d’équilibre » (p.337) desquels peut jaillir le beau.

Dans le travail enseignant par exemple, compter ses 108 heures et les consigner dans un tableau Excel relève de la cadence et pas du rythme. Si l’on peut légitimement remettre en cause le fait que cela va améliorer les résultats du système éducatif, on peut par contre, à la lumière de la pensée de Simone Weil, s’inquiéter pour la belle ouvrage. Plus on contraint les professeur.e.s des écoles à la cadence imposée par en haut, moins il y a de place pour aller au rythme de la classe, au rythme de l’école, au rythme de l’activité de travail réalisée par un être humain. Plus les injonctions se font pressantes plus le travail est laid, au sens de Weil, c’est-à-dire moins il y a de place pour des moments de beauté.

Cette parenthèse philosophique pourrait sembler nous éloigner d’une critique politique des mesures successives prises par l’Education nationale ces dernières années. Mais ce serait ignorer le malaise enseignant, les démissions en nombre, les difficultés de recrutement, l’épuisement professionnel de celles et ceux qui voient de moins en moins de beau dans leurs actes quotidiens. Replacer le beau dans la compréhension de ce que vivent les enseignantes et les enseignants au travail nous apparait au contraire, à l’aune de l’œuvre philosophique de Simone Weil, comme fondamental.

 Simone Weil et le travail enseignant

Alors, en ce jour anniversaire des 78 ans de la mort de Simone Weil, quels enseignements pouvons-nous tirer de son œuvre étonnante ? Ses écrits, que nos lectrices et lecteurs soient encouragé.e.s à les lire, demeurent vivaces et résonnent avec les notes successives de ce blog et avec notre intention de mettre la lumière sur les logiques tayloriennes à l’œuvre à l’école. Et si nous ne devions retenir qu’une chose des instructions de Simone Weil, ce serait que les travailleuses et les travailleurs « doivent avoir le sentiment de collaborer à une œuvre ». Les enseignant.e.s participent à une œuvre colossale jamais accomplie mais toujours à actualiser : l’émancipation du peuple. Leur travail est héritier d’une longue histoire, celle des lumières, celle de la République, et ils et elles ne peuvent venir chaque jour « travailler avec dégout ». La philosophie de Simone Weil doit alors être mise en perspective avec la santé des enseignant.e.s altérée par la perte de sens en une activité trop rationalisée, qui ne laisse aucun espace d’où pourrait jaillir le beau.

A la veille de la rentrée des classes, dans un contexte sanitaire particulièrement anxiogène, Simone Weil nous enjoint à prendre au sérieux le malaise de ces enseignant.e.s qui souffrent du manque de beau dans leur quotidien au travail. Et nous finirons par cette mise en garde de la philosophe adressée à celles et ceux qui mettent en place l’OSTE : « Nulle société ne peut-être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégout » (p.351) … Jean-Michel Blanquer, si tu nous lis…

PS : mes remerciements à Marie Cantor pour m’avoir fait découvrir Simone Weil et son œuvre philosophique.

[1] Dans cet article, les citations de Jean-Michel Blanquer sont tirées de « L’école de demain » (2017 chez Odile Jacob)

[2] Dans cet article, les citations de Simone Weil sont tirées de « La Condition Ouvrière » (2019, dans la collection « Essais Folio »)

[3] Voir nos articles précédents de blogs, notamment celui du 3 février 2021, ou notre article dans la revue « Travailler au futur » : « où va le travail enseignant ? » (24 juin 2020).

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